« L’idée de « distanciation sociale », rapidement acceptée en tant que norme autour du globe, a entraîné la progressive interdiction des rencontres et la normalisation d’une vie quotidienne menée en confinement. Confinement veut-dire enfermer, emprisonner. Selon le chercheur Gabriel Zacarias, de l’Université de Campinas au Brésil « la situation pandémique repose sur une contradiction qu’il faut souligner. De la pandémie naît le paradoxe d’une population globale unifiée en un statut égal de confinement. Il y a, en somme, un isolement concret des individus dans un monde entièrement connecté. »
Le philosophe français Michel Lepesant et militant pour la décroissance fait le même constat. Lorsqu’il parle de dystopie sociale qui s’installe sous le nom de « distanciation sociale », c’est d’isolement individuel dont il s’agit. « Comment ne pas constater, dit-il, qu’après 2001, 2008, chaque crise a été l’occasion d’une accélération des formes les moins humanistes de la vie en commun ? Comment osent-ils ? Mais « ils » oseront. Et « nous » que ferons-nous ? »
À une échelle un peu moins radicalement affirmée, c’est le même constat que formule plusieurs organisations internationales (Amnistie Internationale, ligue des droits et autres), lorsqu’elles s’inquiètent qu’avec la panoplie de logiciels de surveillance, les États en profitent pour renforcer le contrôle sur la vie privée ou le militantisme politique, etc. Et ainsi, de renforcer des lois de contrôle et/ou d’éliminer des lois qui protègent les libertés. Aux É.-U. par exemple, Trump en a profité pour suspendre quelques lois de protection de l’environnement, une promesse électorale faite à l’industrie pétrolière.
On peut constater que les gouvernements en profitent pour expérimenter à divers degrés, c’est la tendance générale. Mais expérimenter quoi ? Michel Lepesant écrit encore : « Ce qui est en train de se passer est une expérimentation totalitaire dans laquelle la fin affichée – “sauver des vies” – justifie tous les moyens ». Que penser, d’une société qui ne semble capable de penser le confinement que sur le modèle de l’emprisonnement ? C’est même l’occasion, sinon l’aubaine, pour accélérer les processus de dématérialisation des activités : télétravail, téléconsultation, la culture en 1 clic, la web-école… Cela n’ouvre-t-il pas la porte à la surveillance tous azimuts ?
Papa Legault et le confinement
Distanciation sociale! c’est bien le même terme qui est utilisé chez nous. Les pressions se font vives dans ce sens. Dans un article d’opinion du Devoir (31 mars 2020) Bartha Maria Knoppers et Michael Beauvais de l’Université McGill demandent « Qui a peur du partage des données ? ». Sans s’inquiéter outre mesure, ils affirment qu’il faut « assurer l’accès aux données de recherche en santé publique déjà existantes, aux données génétiques et aux données environnementales et sociodémographiques, sans parler des données cliniques émergentes de la COVID-19. Ces données devraient-elles donc être partagées ? « La réponse à cette question devrait être affirmative puisqu’un tel partage des données individuelles servira le bien public », nous dit-on. Cela ne devrait pas nous surprendre, car c’est la réponse très majoritaire de la recherche des milieux de l’intelligence artificielle.
Au Québec il y a peu de questionnement ou de critique qui s’élève sur le confinement et la distanciation sociale telle que présentée par les autorités politiques à Québec comme à Montréal. Le 1er avril la chroniqueuse du Devoir, Francine Pelletier titrait « Peut-on encore poser des questions? » en écrivant qu’« une certaine censure est dans l’air ». Mais ce qui est sûr, c’est que les médias « main stream » suivent la parade, et malheureusement dans les milieux sociaux on tend à s’adapter au discours ambiant. Jusqu’à quand ?
Le 1er avril, Legault vient de fermer 4 nouvelles régions et la Mairesse Plante menace de fermer les parcs et de toute façon la police intervient pour les vider, en plus d’être prête à utiliser les logiciels de surveillance pour éviter les attroupements. Bref, faute de vouloir intervenir autrement que par la coercition on amène tout le monde dans le même entonnoir d’un confinement/emprisonnement.
Pour les épris de liberté, cette réflexion n’est pas nouvelle. Déjà en 2010 le sociologue Jean-Pierre Garnier écrivait « La société de contrôle, nous l’avons dépassée ; la société de surveillance, nous y sommes ; la société de contrainte, nous y entrons. »
Quant aux mouvements sociaux pratiquant la solidarité sur le terrain pour venir en aide aux populations marginalisées, ils semblent paralyser lorsqu’il s’agit d’analyser et de comprendre où on nous amène, sans nous le dire. Bref, à développer une attitude critique.
Y a-t-il péril en la demeure ? Lorsque la critique est absente, il y a toujours péril en la demeure.
Et par les temps qui courent, paradoxalement, nous avons du temps et du silence pour réfléchir. Lisons et méditons… au cas où il nous viendrait une issue de secours.
« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », Friedrich Hölderlin poète et philosophe (1770-1843)
Devenons ceux et celles qui ne renoncent pas à l’effort d’être libres malgré le fait que la santé soit notre première préoccupation. Ceux-là reconnaîtront avec nous que la dématérialisation accélérée qui « semble aller de soi » en ce temps de pandémie est le cheval de Troie du complexe technologique, ennemi du progrès social et humain. Malgré le discours rassurant des gouvernements, nous constatons que le désengagement (confinement) est présenté comme un « acte responsable » du citoyen et la désaffection humaine est naturalisée. « Il s’agit de bien faire passer dans les têtes que nous pouvons vivre sans être en contact avec les autres, d’installer ce message dans la civilisation humaine » comme l’écrit Flor M Romero, un militant communaliste (municipaliste libertaire) espagnol.
La communication sociale au cœur du maintien d’un service essentiel;
Le défi de l’épicerie autogérée Le Détour
Comme pour beaucoup d’endroits, le Bâtiment 7 a fermé ses portes au grand public durant la pandémie. Un seul de ses projets demeure complètement ouvert, l’épicerie autogérée le Détour.
Ouverte à ses membres et au quartier depuis mai 2018, le Détour, un OSBL, s’est donné deux objectifs interreliés: celui d’une viabilité économique et celui d’une viabilité sociale. La viabilité sociale est jugée comme la plus importante (nature du projet), mais aussi comme la plus difficile à vivre puisqu’elle va à l’encontre de l’esprit de compétition individualiste de la société à laquelle nous appartenons. Dans cet esprit, la viabilité économique joue un rôle de support dans le cheminement vers la viabilité sociale, puisqu’il permet aux membres de se donner un service alimentaire. Ci-bas, Forum des membres en 2019.
Les 3 axes de viabilité sociale sont : l’autogestion de l’épicerie par ses membres, le développement du lien social et le développement de la mixité sociale. Coup d’œil sur le bilan 2019 du Détour :
• 130 membres différents qui travaillent leurs 3 h. sur le plancher (caisse, coupe des fromages, etc.),
• + 30 membres qui font plus que 3h par mois (ex: responsables plancher encadrant d’autres membres),
• 49 membres hors calendriers (coursier, implication au Bâtiment 7, etc.),
• 32 membres sur les comités de travail et tâches ad hoc.
Bref, en moyenne 241 personnes par mois ont offert un minimum de 3h/mois, soutenues par 2 salariées.
Quant à la viabilité économique dans un désert alimentaire :
• Chiffre de vente : 659,000$
• Bénéfices : 35 000$
De quelques impacts de la pandémie sur l’engagement des membres
Les effets de la pandémie sont nombreux puisqu’ils affectent la non-présence de nombreux membres (personnes âgées, soin des enfants, etc.), ce qui a bouleversé, presque du jour au lendemain son fonctionnement. Autrement l’achalandage global a bondi de 40% et pose des défis dans ce petit espace de 840 pi2. Pas plus de 3 ou 4 personnes à la fois peuvent y faire leurs courses afin de garantir la sécurité sanitaire et de rassurer les gens.
Le Détour a dû réorganiser drastiquement le service. Le modèle autogestionnaire en construction a été suspendu temporairement. Maintenant, 3 équipes de choc de 5 personnes chacune ont été formées se relayant à tous les 2 jours avec interdit de passer d’une équipe à l’autre. Une 4e équipe est en réserve. Le cercle de cohésion a rapatrié quelques responsabilités pour lui permettre d’évaluer au jour le jour la situation, mais en consultation avec la cinquantaine de membres actifs sur la chaîne virtuelle de communication au sein de l’épicerie. Les calendriers d’approvisionnement ont dû être modifiés (ex : aller au marché central 3 fois plutôt que 2 fois par semaine).
Il n’y a pas que des effets négatifs à cette pandémie. En effet, la situation a « forcé » le Détour à mettre en branle le service de livraison déjà prévu dans les plans, puisque plusieurs membres ne pouvaient plus venir à l’épicerie. Des appels téléphoniques se font pour avoir des nouvelles des membres qu’ont ne voient plus à l’épicerie, vérifier s’ils-elles ont besoin particulier. Bref, cette volonté de mobiliser les membres afin de maintenir un service à la communauté tout en resserrant les liens avec d’autres ressources communautaires en alimentation, permet au Détour d’élargir le contact avec des ménages à faibles revenus, contribuant ainsi, malgré la pandémie, à progresser vers une partie de sa mission. Pour l’instant le Détour tient le coup, de nouvelles solidarités se créent entre plusieurs personnes vu la reconfiguration des moyens d’action. Malgré cette situation inédite, le Détour demeure un acteur qui, malgré la distanciation physique imposée par les enjeux de santé, travaille au « rapprochement social ».
Le Détour : du maintien de son projet politique
Dans la mission politique du Détour, la recherche de l’autonomie (sociale, politique et économique) reste une réflexion constante. Dans le système capitaliste, l’autonomie reste un concept relatif dans la pratique, surtout lorsque l’on a conscience que l’alimentation est dans sa grande partie contrôlée par un réseau de multinationales. La recherche de quelques points de rupture dans cette logique capitaliste se fignole lentement. Cette démarche se déroule aussi en lien avec les ressources communautaires du quartier Pointe-Saint-Charles en alimentation, dont la plupart ne posent pas le questionnement politique de l’alimentation. Le Détour fait office de bibitte étrange dans le décor (OSBL et épicerie fonctionnelle ouverte 6 jours semaine), mais qui jouit maintenant d’une pleine considération dans le réseau de la sécurité alimentaire du quartier.
D’autre part, la Ville et les arrondissements sortent des fonds supplémentaires pour l’alimentation des ménages marginalisés. Comme les autres ressources locales, la banque alimentaire Partageons L’espoir s’est vu proposer une somme d’argent, mais comme elle n’avait pas les moyens d’augmenter son offre de services elle a plutôt proposé à l’arrondissement de rediriger les fonds vers les 2 épiceries communautaires du quartier, ce que l’arrondissement a accepté.
La résolution de l’arrondissement Sud-Ouest se lit comme suit : Partageons l’espoir avec les épiceries Club Populaire et le Détour 5000 $: créer des bons d’achat entre 25 $ et 75 $ (remis à des personnes identifiées comme vulnérables selon la taille du ménage) qui seraient valides dans les deux épiceries.
Ainsi, à partir d’une bonne volonté des éluEs municipaux, le Détour, comme épicerie autogérée, se verra mis en contact avec des familles que le Détour a plus de difficulté à mobiliser. Une occasion exceptionnelle de prendre contact et poursuivre un travail d’information et d’éducation populaire à travers le besoin essentiel de s’alimenter.
Le projet Fermette du Bâtiment 7 : se connecter avec la nature
Pour l’instant, la Ville de Montréal a fermé les jardins collectifs et communautaires. Toute distribution de compost et de paillis est arrêtée, des retards s’accumulent du côté de la Ville. Pourtant, la nature n’a que faire des décisions gouvernementales. Bref, il faut être prêts lorsque la nature s’éveille. Ci-bas, maquette du projet Fermette du Bâtiment 7.
La situation de pandémie a suscité des débats bien sûr. Et les membres du projet Fermette en sont venus à la conclusion qu’il fallait continuer le projet, quitte à modifier quelques méthodes d’organisation. Par exemple, il n’est pas certain que le contrat octroyé pour monter une nouvelle serre qui devait se faire « maintenant » puisse être rempli. Alors, un appel a été lancé afin que membres et citoyen-nes prennent des Kits de semences à la maison afin que les jardins de quelques centaines de bacs (le terrain prévu doit être acquis par la Ville et décontaminé) puissent recevoir les jeunes pousses en temps.
Des tâches d’aménagement et de préparation du terrain sont déjà en cours (construction d’un poulailler, d’un clapier, d’un espace pique-nique, et espace enfants, nettoyage, etc.). il s’agit de bien coordonner des tâches précises exécutées par une ou deux personnes en maintenant les distances sanitaires et en espaçant à tour de rôle, sur les journées, la présence des jardiniers et jardinières.
Se faire voir dans la communauté c’est résister
Maintenir les activités d’agriculture urbaine porte une signification tout à fait particulière dans le contexte d’une exigence de confinement. Faire voir à la communauté environnante que le confinement ne signifie pas la fin des relations sociales comme semblent l’interpréter à l’heure actuelle les diverses autorités politiques. Cette visibilité devient un facteur de résistance individuelle et collective.
Déjà, en « temps normal », cette réintroduction du contact humain avec la nature par l’agriculture urbaine dans un milieu densément peuplé est déjà un défi. Et ce défi est encore loin d’être relevé à Montréal. Penser ce contact avec la nature au-delà du loisir et y introduire l’objectif de « se nourrir » ouvre la réflexion jusqu’au questionnement sur l’industrie alimentaire. Cette reconnexion de l’humain avec « l’autre vivant » qu’est la nature nous interpelle tous et toutes.
« L’autre vivant » nous apprend un rythme de vie différent de la logique qui nous est imposée par le « toujours plus vite, plus performant » du concept de croissance de la société capitaliste. Alors, le maintien actif, malgré les contraintes, d’un projet d’agriculture urbaine devient un facteur de résistance à plusieurs aspects de la rentabilisation de l’aménagement urbain.
Cap sur l’inconnu
La pandémie mondiale qui nous secoue est sans doute très liée avec la crise économique globale en gestation, dont celle, ne l’oublions pas, de la crise climatique en cours.
Maurilio Lima Botelho, professeur de géographie urbaine à l’Université fédérale rurale de Rio de Janeiro écrit en juillet 2018 « ce qui nous attend doit être une sorte de synthèse monstrueuse de tous les grands effondrements de l’histoire. Produite par une ère de fragilité des fondamentaux économiques et maintenant par une politique destructrice, l’inévitable crise du dollar va ouvrir un horizon inconnu d’effondrement économique mondial ». Il a écrit au moment où l’économie financière battait des records en 2018. Cela s’est poursuivi en 2019.
Si les éditorialistes nous serinent actuellement que « rien ne sera plus pareil » en pensant que les gens, de façon individuelle, vont modifier leurs habitudes. Mains au fond, ils sont tous en attente d’un redémarrage de l’économie, comme avant.
Pourtant, la situation nous invite à penser sur plusieurs plans : l’organisation politique, la reproduction économique, le rapport à la nature ou les usages de la science. Partout les mouvements sociaux ont l’occasion de repenser leurs implications solidaires en rapport avec ce qui nous pend au bout du nez, notamment par une réflexion critique du concept de distanciation sociale interprété par l’État et le capitalisme technologique (les amazones de ce monde) comme un confinement accéléré autour de la technologie.
Au Bâtiment 7, y compris au sein de l’épicerie autogérée le Détour, les forces militantes ne font que commencer à reprendre pied, c’est-à-dire à se questionner sur la signification des mesures imposées par l’État et trouver les bonnes priorités pour les prochains mois.